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jeudi 4 février 2021

S'il ne restait qu'un morceau ? Lille 1993

 J'avais 20 ans quand j'ai entendu pour la première fois la fameuse question fondamentale de toute vie de mélomane qui se respecte : 

Si tu ne devais emmener qu'un seul album sur une île déserte, ce serait lequel ?

C'est arrivé au détour d'une conversation dans les allées Jazz d'un célèbre disquaire Lillois. On doit être en 1993. Ne trahissant ni le doute ni la perplexité qui m'auraient à sa place trempé le fonds de l'âme comme un merveilleux poison, le type interrogé avait alors répondu en toute simplicité, serein, prêt, comme au dernier jour :

A Love Supreme de John Coltrane.



L'animal ! Ni tempes sculptées par de larges veines, ni paupières frappées d'épilepsie, pas même un filet de transpiration aussi maigre fut-il capable de lustrer en une suée la nuque et le grand front de l'importuné.

Avec le recul, je lui dois beaucoup, raison pour laquelle je m'inscris en faux devant les adorateurs de mises en garde définitives du type "c'est pas joli d'écouter aux portes". Au contraire, écoutons aux portes, il y a fort à parier qu'elles recèleront plus souvent qu'à leur tour la magie essentielle des belles histoires.

A cette époque, je passe un temps infini dans les rayons des grands disquaires. J'y vais souvent, seul ou avec Jibé. C'est pas beau de dépenser son pécule dans le CD avec le recul. D'autres avaient pas de quoi, mais certains avaient de quoi et mettaient de côté pour un voyage ou dans les fringues, voire dans la bouffe, que sais-je encore Il y avait quelque chose de noble je le sentais confusément, à se faire masser les oreilles, à farfouiller, à s'instruire, à découvrir, à rechercher, à mener l'enquête, au sein d'une même discographie pour dénicher de fantastiques raretés...     

Mais j'y pense, cette anecdote surgie du début des années 90. c'était bien avant le temps des Ipod, des mini lecteurs, d'internet, de la musique numérisée, miniaturisée, téléchargée, banalisée. J'ai 39 ans et plus assez de temps ni de bras pour accueillir les pléthores d'albums qui débarquent chaque semaine dans les bacs et sur les ondes. Alors j'attends le mois de janvier pour écumer les classements des meilleurs albums de l'année écoulée dans les bouclards hexagonaux les plus avisés en la matière, avec le secret espoir de dénicher quelques perles... Peines perdues. J'en viens donc à regretter la rareté de ce moment vécu 20 ans plus tôt, dans l'intimité d'une conversation volée.

C'est pourquoi j'ai décidé de faire revivre ce petit procédé en me l'appliquant : s'il n'y avait à cet instant précis qu'un album à retenir, que je n'ai cessé d'écouter et de réécouter depuis toutes ces années, qui m'enivre toujours autant et me semble indépassable, indémodable, c'est bien le Chapter One Latin America de Gato Barbieri.

Il réussit (dans cet album comme dans bien d'autres) à donner à un jazz en fusion, le free jazz, les couleurs inaltérables de son folklore local. Car la World Music telle qu'on a pu l'idolâtrer des décennies plus tard, Gato fut le premier à lui donner corps, en proposant une formidable et revigorante transgression musicale et politique tout en dédaignant obstinément le patronage encombrant du jazz nord américain et de son blues sorti des champs de coton. Gato lui va puiser sa force dans ses racines argentines, andines, à une époque où la dictature sud-américaine (instrumentalisée par le Nord) n'était pas denrée rare.

Il est enfin à ma connaissance le seul avec Pharoah Sanders et Albert Ayler à avoir soufflé son âme rauque et dissonante et imparfaite et divine dans cet instrument qui par moments s'échappe entre les notes pour atteindre au sublime, au sacré. La Libertad ! La Libertad !


Avis aux amateurs, s'il ne restait qu'un morceau... 

La China Leoncia arreo la correntinada trajo entre la muchachada la flor de la juventud


Immortel !

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